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Olivier Walter Ecrivain

Publication revues :


Ploc

Gong

Chemins de traverse

Haïkaï...


Publication livre :


Humus et lueurs d'étoiles

Unicité (Récits, Haïkus)


Anthologies collectives :


Chevaucher la lune, David

Eclair soudain, AFH

D’un ciel à l’autre, AFH

L’Erotique, Biliki

Le bleu du martin pêcheur, l’iroli

Seulement l’écho, la part commune

Propos sur le haïku


La notion de « ma »

Quand un lecteur avisé ou non lit un haïku, il est souvent sous le charme de ce poème bref de trois vers qui en dit long... Ce tercet recèle de nombreuses notions implicites qui tracent d’invisibles lignes de force. Parmi celles-ci, le fû eki – état de ce qui, en apparence, est immuable – et le ryûkô – état de ce qui semble impermanent – ont la part belle. Le sabi, l’interaction subtile des deux phénomènes précédents, apparaît également comme pierre d’angle.


Il est une autre notion, le ma, qui tisse le canevas de tous les arts du Japon, et à laquelle le haïku n’échappe guère. L’un des dictionnaires japonais, l’équivalent du Petit Robert français version nippone – le kojien – définit le ma comme pause, non-action ou silence. En relation avec le contexte ou la discipline envisagée, le ma désigne dans la danse la pause qui génère le rythme ou la non-action entre deux mouvements. En musique, il est le silence entre deux phrasés musicaux. En théâtre, le ma est une forme de passivité active, de pause marquée qui suit ou précède une

réplique et lui donne davantage d’effet.


Le ma requiert donc de la part de l’artiste un pouvoir de concentration efficient et une réelle capacité de concentration. Ces deux qualités ontologiques et émotionnelles sont gages d’une distance à l’égard de l’objet d’art observé ou contemplé. L’artiste jouit ainsi de suffisamment d’espace pour apprécier l’effet d’ensemble produit.


Dans l’ikebana, le ma se traduit par et à travers la circulation de l’espace, du souffle dont les fleurs, les feuilles, les branches ne sont que les contours, les linéaments, les passages visuels et tactiles... Dans les arts martiaux, il figure l’espace qui sépare deux adversaires ainsi que le temps nécessaire pour franchir cette distance...


Le ma est donc la conjugaison d’un vide, d’un silence, d’une pause, d’un flou où se précise paradoxalement une ambivalence riche de sens multiples parfois précis. Il représente un paradigme existentiel en soi qui semble s’inscrire dans les lois naturelles d’un certain ordre du monde. Le Japon souscrit bien plus à la notion d’immanence qu’à celle de transcendance. La nature apparaît donc comme une valeur suprême et procède de l’identité nippone. L’esthétique et l’éthique s’y réfèrent constamment. Dans le haïku, les mots de saison en attestent.


En poésie et précisément dans le haïku, le ma marque le sens de l’espace et du temps. S’il participe de l’organisation spatiale dans les jardins dans ce qui, tout en unifiant, délimite et sépare, le ma exprime dans le poème une respiration, un intervalle, un lien sous-jacent entre deux mots ou deux images... Il est ce par quoi le rapport entre l’homme, le monde et ses semblables s’articule : une parfaite unité tissée d’hétérogénéité et de glissements sémantiques et symboliques inouïs...


La miniaturisation de l’objet d’art au Japon à travers l’arrangement floral, dont le bonzaï ; l’économie de geste dans la danse, le buto ou les arts martiaux ; la concision extrême du haïku révèlent, à l’inverse d’une domination ou d’une soumission à la nature, une volonté de contempler à échelle humaine la force brute de la nature. Celle-ci est investie d’une identité propre. Elle n’est pas reléguée au statut d’objet. Elle est sujet : vivante et « cosmicisée ».


Dans le haïku, le ma, quoiqu’insaisissable, crée une atmosphère. L’on ne peut pas dire ce qu’il est, pas plus qu’on ne saurait extraire le sel de l’eau de mer. Le ma est ce je-ne-sais-quoi d’indistinct, d’indicible et d’intangible qui transparaît entre les lignes du poème.


Quand Bashô nous murmure du fond du XVIIème :

寺に寝てまこと顔なる月見かな


tera ni nete

makotogao naru

tsukimi kana


Séjournant au temple/ mon visage illuminé/ contemple la lune (“Bashô, 111 haïkus” - Traduction de Joan Titus Carmel, Edition Verdier), nous sommes saisis par la combinaison et la magie des mots et des images qui lient ensemble l’humain et l’environnement. Nous sommes convoqués à participer, dans une contemplation muette, à l’harmonie née du lien entre l’Homme et l’espace.


L’interaction entre le temple, le visage et la lune crée, en terme de perceptions et de significations, une indétermination riche de possibles et de rêve.


On ne peut guère chasser ou pêcher le ma. Il est étranger à toute prédation intellectuelle. Nul filet ne l’emprisonne ! Il est l’émanation d’une attitude intérieure que nulle habileté mentale et procédé littéraire ne saurait dérober.


Le ma est parfois défini comme un ensemble de codes imperceptibles. S’il est vrai que l’impalpable de ceux-ci suscite le transport de l’esprit et des sens, le flacon importe peu : la fragrance agit.



De la saveur du haïku


Le genreï gaku désigne en japonais l’âme des mots. Si les mots ont une âme et sont doués d’une vie propre porteuse de beauté, de sens et de mystère, où donc vont-ils puiser leur substance ? Et cette substance, est-elle l’effet d’un Principe ou d’une cause dont la source est plus profonde que ce que donne à entendre et à voir l’écorce des mots ?


La « saveur » d’un haïku est à l’évidence en relation avec l’âme des mots. Elle est une reconduction de la perception à la sensation brute ou dit autrement, une perception directe exempte d’inférences inconscientes... Elle est aussi ce dans quoi les objets des sens se fondent en une combinaison de propriétés sonores, tactiles, visuelles, sapides et olfactives, au point où ceux-ci ne s’atomisent plus en entités individuelles...

Cette conglomération subtile semble être tout à la fois le support de la perception et de la sensation ; ce jeu de modalités de la Matière est l’axe immobile autour duquel se déploient les Images poétiques dans un flux et reflux constant. Si le haïku demeure le poème du concret, du ciblé et du concis, c’est parce qu’en amont de sa forme germe une substance déjà concentrée. Celle-ci est le fruit d’une conscience non réflexive, le fruit d’une conscience vidée de sa forme propre.


Les objets des sens sont ainsi perçus dans leur forme première et s’apparentent aussi à des reflets et des traces évanescentes. Dès lors, ne sont-ils point vécus comme manifestations accidentelles et provisoires ? Ne tirent-ils pas leurs frémissements et leur vigueur de cette impermanence ? Les Images s’amoncellent en des lignes de force dont le sens est porteur de sentiments nouveaux. La densité se transmue en intensité !


Il ne s’agit guère ici de dépeindre le prototype d’un haïku qui serait l’extension modifiée d’un moi idéal dissimulant un sentiment de toute-puissance narcissique...

Chez Bashô par exemple, la sobriété, la simplicité, la noble austérité qui innerve ses poèmes sont le fruit d’une reddition du moi. À ce stade consenti pour le meilleur de soi et du poème, la « saveur » des mots est puisée dans la « saveur » du monde : nul écran conceptuel ou émotionnel ne s’oppose entre l’œil et l’objet, entre l’œil et la nature de l’objet... Les représentations à haute valeur affective sont sacrifiées au profit de

la vraie vie qui est substance. Les murmures ou les éclats du monde s’acheminent vers des Images et des rythmes inédits parce que le poète ne décline plus ses manques ! Ses désirs atteignent une unité d’espace et de temps où converge l’abondance du vivant. L’espace entre les mots est point de convergence de ces Images. Celles-ci naissent et meurent dans le renouvellement inépuisable d’une oreille et d’un œil lavés des bruits du monde.


Les descriptions égotistes en écho aux ahans du cœur n’ont cours... Se déploie à l’inverse un silence non chiffré pareil aux reflets d’un ciel lumineux sur un lac de montagne.

Le lecteur se reconnaît-il dans l’espace sans filets d’un haïku porteur d’essence, de sens et de sensations brutes ?


Non ! S’il n’y saisit qu’un miroir grossissant où il ne voit que lui-même.

Oui ! Si le haïku le ravit au seuil d’un centre unificateur – synonyme d’une identité vaste comme ce ciel...


Lac de montagne –

dans la lumière irisée

un papillon se noie



Propos sur le « fu eki- ryûkô »


Les deux notions japonaises conjuguées « fu eki/ryûkô » sont respectivement définies ainsi : immuabilité/fluant ou immuable/éphémère. On sait qu’elles s’appliquent à l’art du haïku, et bien au-delà, à l’art japonais dans son ensemble. Le sabi, l’altération des êtres et des objets par le temps en est l’effet. Cette patine qui recouvre les objets et les êtres semble porteuse d’une discrète lumière.


L’esthétique et l’éthique qui en découlent riment avec le goût pour la solitude, la simplicité, la sobriété, l’amour des choses inachevées, évanescentes et modestes. Ces deux notions sous-tendent tout un arrière-plan philosophique, métaphysique, ontologique, que nous n’abordons pas ici. Du point de vue de la poétique, ces notions combinées donnent lieu à une évidence : « une réciprocité de preuves » entre le monde vécu et le monde parlé ; une épreuve sentie à l’aune des mots qui se font l’écho du réel. Cet écho n’est pas seulement l’effet d’une comparaison analogique où se révèlent les aspects et le secret des choses dans leur articulation pré-linguistique ; il est la résonance des objets qui se répondent dans l’immédiateté de l’instant. Le haïku ne nomme ni ne dénomme l’objet : il est une fulguration de celui-ci dans sa nudité première ; il est l’infime saisie d’une indétermination qui lie les choses entre elles.


Pluie de printemps -

un parapluie et un manteau de paille

passent ensemble causant


Ce haïku de Buson ne rend lieu d’aucune personnification d’objets auxquels le poète prête quelque trait humain. On est touché par les lignes de force indifférenciées qui renvoient au mystère de l’Homme en prise avec le monde ; on est témoin d’une intensité vivante d’un quotidien transfiguré perçu en-deçà de sa détermination éphémère...


Paradoxalement et comme si de rien n’était, cette évanescence révèle une causalité qui la dépasse infiniment. Les objets et les êtres participent de l’existence, dans l’instant. L’épiphanie d’une vulnérabilité du monde se joue de la dialectique du dehors et du dedans : elle les recèle l’un l’autre. Cette apparition inopinée et magnifiée, fille de l’étonnement, nourrit le sens par l’évidence et l’inouï... Cet inouï du dire est saillie du mystère et du Non-dit ; il est création du sens par l’image, et de l’image par le son.


Ah ! Le rossignol

son chant m’a sorti d’un rêve –

le riz du matin Ryôkan


Ce dialogue muet qui lie ensemble l’indicible et l’éphémère dénoue la substance dense, conceptuelle et figée du langage et du mot. Ce dialogue muet qui saisit en filigrane le secret et la nature des objets tisse un canevas où se lit l’être des choses. Dans le haïku, « l’immuable » est-il donc cause de l’unité sous-jacente qui semble sourdre des phénomènes impermanents ? Est-il la trace intangible et frémissante dans l’étoffe des vers qui agrège les fils des mots et des images ?


***


Haïkus et senryû


Panne de courant –

lecture sur le Wu Wei

à la bougie


Gelées blanches –

un papillon bat des ailes

dans un vieux lavoir


Nuit profonde –

la jeune lune égratigne

les lauriers blancs


Maîtres des falaises

Du ciel et de l’océan

Ha ! les goélands


Baptême de l’air –

dans le grand bec du busard

un rat des champs


nue dans la prairie –

les gammes de ton chant

sur les graminées


jusqu’à la transparence

abrasées,

ailes d’un papillon


Hiver qui s’étire –

dans la froidure des cloches

deux ou trois flocons


La colombe s’enroule

sous le bas-relief du temple –

bourrasque de neige


***


Prose poétique à partir de haïku classiques


La lune couchée

Il ne reste que la table

Et ses quatre coins


               Bashô


 

Dans un processus de Pensée paradoxale qui est un indice d’équilibre entre le ratio et la pensée magique, et en se laissant toucher par une forme d’indicible auquel convie ce haïku en rêverie d’anima, la beauté de ce tercet se diffuse sous le charme d’un reflet qui dévoile l’objet sans le montrer…

Cette qualité de sentiment inhérente au mystère du reflet se pressent plus qu’elle n’apparaît réellement. En l’absence de ce réflecteur, la lune, les choses semblent atomisées : c’est en effet en les disant sous l’angle d’une situation ordinaire que nous cheminons vers la cause de ce qui est.

En cette absence de réflexion lunaire, la table et ses arêtes exacerbent les contours. Le mobilier est-il le reflet de quelque autre matière, et la lune, le reflet de telle autre ?

Avant son éclipse, on imagine aisément la lune rayonnante : sous son effluve, les formes se fondent l’une l’autre et semblent animées d’une intention diaphane unique… La lune figure-t-elle le reflet de la Conscience dont la seule cause est la liberté d’être ce qu’elle est – un réflecteur ? La perception du Poète est-elle cause formelle exempte d’antériorité ?

Si la forme des choses  se lit comme pur reflet de la Conscience, « la lune couchée » est une forme qui se déplace d’une substance à une autre…

Chez Bashô, elle n’est donc pas un objet distinct de son reflet, mais le miroir où n’existe que le reflet sans objet réfléchi… Dès lors, que reste-t-il une fois l’astre devenu invisible ? Un miroir libre de tout reflet qui diffracte la réalité sous l’effet d’un prisme toujours inattendu…



***


Sur une branche morte

un corbeau s'est posé -

crépuscule d'automne


                    Bashô




Ce haïku, classique du genre, évoque l’état d’esprit des hymnes à la Nuit de Novalis : la Nuit, ici, renvoie au substratum de la Matière vivante ; elle est source d’une sourde musicalité, et les images révèlent un sens mystérieux et limpide.


C’est dans la nuit profonde que sourd la lumière du crépuscule à l’aube ; c’est dans les replis de la nuit que couve secrètement l’éclosion du jour. La superposition de valeurs chromatiques sombres avec la branche morte et
la couleur du corbeau ne suscitent nullement l’angoisse ou la méfiance. La scène nous convie à la lenteur, à une réduction de l’agitation, à un repos possible. On pressent dans les deux premiers vers l’avènement du soir salvateur. L’oiseau, gardien de la forêt et passeur d’âme dans les contes de fée, se pose naturellement sur une branche et répond à l’ordre des choses. Cette branche morte est suffisamment vivace pour recevoir le poids du
carnassier ailé. Mort et renaissance se confondent l’une l’autre : le bruissement de la vie bat comme un cœur silencieux. Et à la pointe de cette symphonie réglée et orchestrée par le silence obscur, c’est la lumière d’automne qui émane et en-deçà, le Silence intérieur.


« La vraie lumière comme telle » de Bashô rayonne et ruissèle. Et c’est le jeu des antagonismes entre lumière et ombre, murmures imperceptibles et silences pressentis qui est maître d’œuvre.


 

***


 Ivre je m'endors

Au milieu des oeillets en fleurs

Sur une pierre


                    Bashô


La beauté abrupte d’un haïku se révèle d’elle-même : elle est semblable à l’éclosion d’un bouton de fleur.

Tient-il de notre faculté de faire éclore le bouton ?

Peut-on imaginer le frapper, le triturer, le secouer, l’ouvrir pour qu’apparaissent couleur et parfum ? Nos mains déchireraient les pétales et nous les foulerions aux pieds dans la poussière…

Chez Bashô, l’ivresse est le gage d’une narcose naturelle. On doute fort qu’il se soit saoulé au saké ou qu’il ait ingéré quelque plante hallucinogène. Non ! L’ivresse est ici l’acmé d’un sentiment de joie et de plénitude ; elle est la volupté même d’une âme qui savoure les délices de la création. Cette ivresse est le fruit d’une vision directe : elle montre que pierre, fleur et Homme procèdent d’une unique Matière et d’une seule Essence. Elle est ce vertige qui tournoie au centre immobile du mouvement.

L’ubiquité de son regard répond à une équanimité du cœur. Cette attitude intérieure dépasse le simple jeu des perceptions, fussent-elles aiguisées.

Par le souffle du mystère, le bouton de fleur se déploie et sa fragrance trahit un secret. Le « sommeil » de pierre de Bashô le déchiffre…

L’attention aigüe du haïjin renvoie à la grandeur d’une noble austérité. Les oeillets odoriférants stimulent ses sens et nourrissent son cœur au point que sa tête s’abandonne : le Désir de l’Homme devient ce point de rencontre entre les êtres où seule affleure la sève. Le poète regarde un aspect du monde et ce monde lui livre sa substance-mère …

Dans un infime périmètre, le végétal et le minéral dévoilent leurs saisissants contrastes, et l’esprit en alerte se vit fleur parmi les fleurs.

Le somme de Bashô s’apparente à celui de cette Conscience en possession  d’elle-même, distante de l’état de veille, de rêve et de sommeil… Cette sieste est comme la danse de l’abeille qui s’enivre dans la fleur-sabot de sauge, en hommage au soleil.

Bashô est un poète qui pose sa vêture au pied de la Nature. Il chemine nu sur l’étai du monde et fait d’un chaos un cosmos.


 

Prose poétique à partir de haïku contemporains


Météo marine :

Un goéland pond en l'air

La rose des vents.


                    Roland Halberg


Certains haïku renvoient au mystère de la géologie. En Corée par exemple, il est une pierre sombre qui ressemble à une mandorle. En coupe transversale, sa forme en amande renferme un noyau, un cœur noir couleur basalte enserré d’une gangue un peu plus claire. Ce joyau minéral enseigne qu’au centre caché des choses se révèle une structure indivise et une Forme fondatrice…

S’il nous est permis de glisser du sens du caillou au Poème, ce haïku, a fortiori le premier vers, semble assez commun de par le choix des mots. Le premier vers est comme la pierre d’un chemin devant laquelle on passe sans prêter attention : quoi de plus banal que ce mot « météo », fût-il qualifié de marin ?

Or dès le deuxième vers, la symbolique de l’aile et du vol augurent déjà un retournement. Le goéland sécrète en toute innocence le secret de la mer et des airs : son vol contient tous les possibles. Le bateleur incarne l’étoile aux multiples directions qui couvrent les aires du vent sur le cadran de la boussole…

Nulle déjection intempestive ! Nul cri nasal ou rauque sous les ailes ouvertes aux espaces du vent ! Nous voguons là dans l’épiphanie de la plume ou dans le grand rêve éveillé de la Nature : la loi des émanations préside le mystère du vivant. La météo et la prévision du temps deviennent ce pour quoi est créé l’oiseau des mers : montrer que l’aile, le vent et l’espace ne font qu’un.

L’Oiseau se fait le chantre de la liberté parce qu’il devient le point central de la rose des vents. La seule présence de son vol est Connaissance de l’espace. Comme le cœur noir de la pierre, il est le centre de l’étoile, de ses rayons et de sa pulsation. Il se joue des aléas du ciel parce qu’il en dirige les replis ; il joue avec les courants atmosphériques parce qu’il en est le maître.

Le tercet tient sa force de cohésion dans la combinaison singulière des images. L’article défini du troisième vers en est presque la pierre d’angle : le vol erratique et ordonné, le vol cadencé et imprévisible du goéland contient en puissance les 360° de l’espace et des vents. Et ce n’est pas une rose des vents qui désigne les choses. Non ! C’est LA rose des vents…

C’est aux fils d’une exigeante simplicité qu’est tissée la beauté du haïku : sous le grain des apparences germe une promesse de sens ; dans le corps des phénomènes jaillit la prouesse d’une essence.



***


Un papillon

effleure une feuille -

son dernier été


                    Brigitte Briatte



Dans les états physiques de la Matière, on observe souvent derrière le solide et le liquide des flux plus subtils tels que le rayonnant, le gazeux et l’ionisé. Le haïku joue avec les combinaisons et le liant des éléments, au point où ce que l’on sent derrière une image, c’est une trace sonore, tactile, visuelle ou olfactive, à la fois prégnante et évanescente, dense et éthérée...

Par le jeu croisé de ces manifestations physiques, le réel et l’onirique compénètrent ce haïku. Dans l’air abrasif de l’été où le Temps semble suspendu aux rayons de la lumière solaire, la densité de la chaleur préfigure la mort et la renaissance sur les ailes d’un papillon. Et ce cycle, ici, est à peine suggéré, murmuré, soufflé... La vie en surabondance d’elle-même est simple : elle dépose sa charge d’éternité sur les couleurs transparentes d’un éphémère.

Nous sommes là en présence d’une loi inexorable qui dévoile par l’impermanence de toutes choses la grâce... et l’irréversible. Et quelle grâce ! Le sens afflue de toutes parts tant affleure l’essence. La légèreté de la scène n’a d’égale que l’intensité des images à laquelle elle renvoie. L’effleurement d’une feuille révèle la sève cachée de toute vie : une perfection ininterrompue volète sur deux ailes dont l’une flirte avec l’infini... L’économie de mots du haïku est un rais de lumière ; elle est ce par quoi le lecteur s’achemine à de sublimes rencontres : l’envers du miroir.



***


Bord de mer -

un pêcheur bourre sa pipe

d'orage


                    Hélène Duc


 

Ce senryû est à la fois drôle, ironique, voire au seuil de la galéjade… Il est surtout poétique - ce qui est peu commun dans les senryû contemporains !

S’impose presqu’à l’imaginaire une toile de Chagall ou de De Chirico… Apparaît davantage encore une Image forte et fulgurante.

En terme d’éléments, l’Eau et le Feu prédominent. Ces deux modalités vibratoires de la Matière accueillent incidemment un prédateur de la mer dont un petit attribut, la pipe, est le creuset du ciel…

Cette petite virgule de la Nature qu’est le pêcheur en bord de mer devient le point d’orgue d’un vaste horizon ! Il apparaît comme un épiphénomène entre ciel et mer… Et sa pipe, extension fortuite de son impersonnalité, est le trait d’union entre un poisson invisible et la foudre prévisible.

Se diffracte ainsi d’un point de bord de mer l’immensité du ciel dont l’Homme-sans-qualités est le catalyseur.

Illusion d’optique ? Mystification ? Certes non ! Le pêcheur à la pipe est à sa place sous le ciel. La condensation marine est cause de la formation des nuages comme la pipe l’est de la fumée…

Et qu’en est-il du jeu croisé du feu du ciel et de la pipe ? Il sont d’une même substance à l’instar d’un rêve où le rêveur qui sait qu’il rêve voit d’un seul œil la mer, l’orage, le pêcheur et la pipe… et n’en a cure.

 


***


Mausolée du roi -

au repos dans l'herbe

deux vaches brunes



                    Hélène Bouchard

 

L’étrangeté est le caractère de ce qui est étrange nous dit le Littré.  Est étrange ce qui est hors des conditions, des apparences, et contraire à l’usage.

Nous trouvons là les premiers rudiments de base de ce haïku tant il est vrai que le non-dit et son haut pouvoir suggestif sous-tendent les superpositions d’images inattendues et pourtant cohérentes, les glissements de sens, et les ouvertures d’espaces intérieurs où rivalisent le réel et le rêve, le précis et le flou.

Le haïku nous baigne d’entrée de jeu dans une atmosphère où le Temps est suspendu au fil d’un infini, où nos repères d’animal social sont chahutés. Avec une mutine élégance, ne montre-t-il pas la vanité du monde ? La corrélation entre la somptuosité du tombeau mortuaire – le mausolée – et l’herbe ? L’interaction entre l’âme du roi et la paisible présence des vaches ? Au reste, seraient-elles sacrées – cette scène se passe peut-être en Inde – et soupèseraient-elles la mémoire du roi telles des passeuses d’âmes ?...

La gravité et l’ironie cheminent main dans la main, et révèlent que la magnificence sise dans l’herbe trouve sa destinée sur les bêtes à cornes ! La mort suspendue aux dentelles de pierre du mausolée semble sublimée par le jeu incessant des laitières au repos…

La vie coule sereine. La brume de chaleur émerge feutrée, et innerve la terre d’une volupté friable. Rien ne paraît important, tout est nécessaire ! La réalité pastorale d’un instant se délecte du faste de l’Histoire. Et cette tension d’images et de sens s’ouvre sur l’évidence du Temps ralenti qui se confond à un presque rien, à une unité d’espace. En ce point rayonne la beauté.

Cela sans compter avec le rythme intentionnellement monotone, 5/5/4 qui, en la circonstance, devient paradoxalement vivant ! Enfin, le haïku résonne sous l’effluve sonore d’assonances en « o », « eu » et « a » qui le nimbe d’une aura de mystère, où les mots s’effacent devant le sens, et le sens, devant le murmure d’un souffle.

 


***

Allongé dans la mousse

Il parfume les bois

Le mélèze abattu

                                        Marc Bonetto



Ce senryû, teinté d’une fine ironie, montre le jeu constant entre les strates de ce qui perdure, la mousse, et une forme de l’impermanence,

l’odeur brute d’un arbre. Cette combinaison bien amenée suscite à la fois une polysémie avec les glissements de sens qui s’y constellent, et une distance riche de nuances.

L’effet euphémique n’est pas loin dans le premier vers qui prépare, avec le deuxième vers, une chute inattendue – on pense au premier vers du dormeur du val de Rimbaud, « c’est un trou de verdure où chante une

rivière » dont le dernier finit avec « deux trous rouges au côté droit ».

Telle la cigale avant sa fin dont l’ultime chant est un hymne à la joie, le mélèze sacrifié par la complaisance humaine répand l’âme de

sa sève...

En outre, le rythme 6/6/6/ scande opportunément l’irréductible. Ce senryû, à l’orée du haïku, est éminemment poétique. Quand la philosophie a déserté la Pensée, la Poésie, mère de la première et sœur de la seconde, s’entend à dire ce que la raison balbutie à peine...



***

Lumière d’hiver

je n’ose parler de peur

de briser le ciel

                                        Janine Demance



Ce haïku est désarmant de simplicité et de pouvoir évocateur. A sa lecture, c’est tout juste si l’on ose le murmurer à voix basse de crainte de déranger les hôtes du ciel...

Nombreuses sont les lumières d’hiver ! Il en est une qui, à toute heure du jour, diffracte en un langoureux bâillement une aube s’étirant jusqu’à la nuit. Et cette aube, lovée sur elle-même dans ses teintes de genèse gris-blanc, assigne à chaque chose un silence céleste... Elle colore la terre de ce voile translucide et profond dont il surgira à la saison qui suit les tons les plus diaprés.

Devant une telle lumière, devant un tel ciel, comment ne point suspendre son souffle ? Comment ne pas devenir l’allié de ce silence qui, de son aile invisible, effleure le repos de la terre transie ? Et ce silence ne s’apparente guère au mutisme, à la pusillanimité ou à la morgue. Il est ce haut chant de ravissement qui fait du ciel le ciel ; il est ce haut chant d’étreinte qui fait de la lumière d’hiver la membrane encore inviolée du ciel...

Ce haïku est une ode muette à la contemplation dont les assonances bruissent comme feuilles sous la brise. Il nous met aussi en garde contre tout soliloque : si le ciel se brisait sous l’avalanche des mots, la lumière qu’il recèle ne se révèlerait qu’au front lisse et au cœur léger…




***


Lune d'hiver —

je ne ressens plus rien

envers elle

                                        Minh-Triêt Pham



Ce senryû, réduit à une expression d’une vertigineuse simplicité, est tranchant comme un quartier de lune... d’hiver. Devant cette lune dont on sait qu’elle n’est autre qu’une lune d’hiver, nous restons perplexes. Qu’est-elle devenue cette lune pour inspirer un tel sentiment de détachement, de distance, où perce acrimonie et nostalgie... Il y aurait presque une forme sous-jacente de culpabilité et d’auto-dérision à ne plus rien ressentir devant cette lune-là. Personnifier l’astre glacial et roidi nous le rend plus proche et à la fois plus lointain... Comment peut-il à ce point métamorphoser sa face selon la saison et susciter tant d’intensité émotionnelle dans le cœur d’un homme ?!?


A l’instar de la lune d’hiver ou d’été, la nostalgie et l’humour s’opposent. Le divorce d’avec ce qui fut et le décalage entre un tableau céleste, impersonnel et la virulence du sentiment qu’il génère ne laisse guère indifférent.


Ce senryû, à la frontière du haïku, pèse son poids en raison de sa faculté à flotter avec les lignes de démarcation. En peu de mots, une atmosphère est créée, et non des moindres ! Nous sommes médusés et suspendus entre un sourire complice, un frisson d’empathie et des nuances d’émotions satellisées...


***

Sou le ciel sans lune,

l’érable et son lamento

de hulotte               

                                            Marie Népote

 

Voici le type même de haïku qui nous renvoie à ce que les Anciens en la matière ont fait de mieux, là-bas, au soleil levant.

Ce tercet est un bel exemple du genre : la césure, désignée par une virgule, est le point d’émission et d’absorption d’images sonores et visuelles qui naissent, se déploient et se répondent dans un espace ouvert, indistinct et précis, rassemblé et diffus, éloquent et mystérieux…

Par-delà leurs contours, ces images créent de la substance et du sens. Ce petit signe de ponctuation, la virgule, est ici le support syntaxique et sémantique de l’émergence d’un monde singulier : point de ralliement d’une cosmologie qui murmure dans l’intime de l’oreille, au fond de l’œil et dans les linéaments du cerveau ; pivot sur lequel l’infiniment grand bascule dans une végétale et animale ténuité. Ce haïku s’apparente à une épiphanie en ce sens qu’il est apparition pure et simple d’une Image du monde homogène et ordonnée, souveraine et… insaisissable. Cette Image du monde en suspens existe en latence dans son archétype : le poète la cueille s’il est vrai que sa conscience soit tout acceuil.

D’entrée de jeu, le premier vers suscite une atmosphère d’immensité, d’indétermination, de pénombre, de qui-vive, d’énigme, et l’être qui en émerge est un arbre. Pour se nommer érable, on suppose qu’il est suffisamment visible dans le crépuscule ou la nuit.

Est-ce un oiseau nocturne qui attire l’attention avec son cri plaintif et triste et révèle l’arbre ? L’érable la nuit, émet-t-il sous la brise un ahan de douleur, et son frémissement est-il l’effet sonore de ses fruits ailés ? En la raréfaction de la lueur lunaire, le ciel quasi personnifié par l’article défini qui le précède est-il cause du lamento végétal ?

Autant de questions sans réponse dont l’issue est contemplation muette ; autant de réponses silencieuses devant la fulgurance et l’évidence des images !

Dans une vive économie de moyen, ce haïku, ici exempt de verbe et d’adjectif nous fait l’effet d’une révélation : plus qu’une anodine ou inopinée expérience des sens ou qu’une habile description, il dévoile une réalité dans sa Forme première. Cette Forme est la simplicité même de la Nature : l’apparence de l’érable est musique du germe, et la mélopée du chant nocturne et avicole, effervescence visuelle du son…



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La statue de Vénus

Entre ses cuisses

Une toile d’araignée

                                        Anna Tadjuideen Pakulska



D’entrée de jeu, ce senryû, qui est un haïku, est surprenant à plus d’un titre... Ce n’est effectivement pas un senryû : il ne dépeint nullement un travers humain. Le trait ironique, si tant est qu’il apparaisse, tient davantage au décalage entre la charge fantasmatique relative à la Vénus et cette présence incongrue qui loge dans son  entrecuisse...


Or il s’agit bien d’une statue et non d’une métaphore qui désignerait quelque vestale ou femme de chair au charme ineffable... Ce haïku est un classique du genre en ce sens qu’il met naturellement en scène une situation à la fois abrupte, anecdotique et insolite : Il est comme un fruit mûr prompt à être cueilli. Quasi descriptif, il contient cependant une originalité propre : l’inattendu.


La culture et la nature s’entrechoquent, ici, et s’interpénètrent ! Qu’une sculpture et non des moindres - symbole de la Beauté - se voit investie d’une toile d’arachnide ne laisse pas indifférent ! Il est vrai qu’Arachné, à qui les araignées doivent leur nom, se mesura à Athéna dans un concours de tapisserie et l’emporta sur la déesse des Arts... Quant à trouver la toile de la fileuse et de la chasseresse à huit pattes sur la partie intime de la Beauté ! Quant à voir un mandala de soie sur le pubis de Vénus !...


A l’accoutumée, n’a-t-on pas le loisir de découvrir ces pièges de soie sur les poutres, dans les buissons, les caves, les greniers, et entre les brins d’herbe ?

L’entrecuisse de Vénus devient dès lors le point d’orgue du haïku : le rythme inversé du deuxième vers avec ses quatre syllabes – contrairement aux premier et troisième vers qui en comptent respectivement 6 et 7 – devient le point de convergence du regard et de l’étonnement. Pas un mot de trop ; nulle élision non plus !


L’association de la Beauté nue, du chatoiement d’une toile sous la rosée aux premières lueurs du jour et de la Ruse prédatrice qui paralyse ses proies avec son venin et dévore le mâle après l’accouplement laisse sans voix ! Ce haïku ouvre l’espace à moult cognitions entre rêve, réalité et brumes indistinctes et... luminescentes de la psyché.



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Soleil levant -

Surgissant des tournesols

horde de chiens jaunes


                              Christine Walter


 

 

Fulgurance, apparition, émanation, épiphanie, souffle de l’Insaisissable ? Qui saurait dire ?

Haïku classique s’il en est où les règles élémentaires, somme toute assez simples, s’emboîtent l’une l’autre. Le kigo, ici amené par le nom de la fleur, indique en nuance et par diffraction la saison : c’est la couleur des chiens qui souligne celle-ci. Un hélianthe ou héliotrope fané laisserait apparaître sa seule « tonsure monastique noire » et signerait l’amorce d’une nouvelle saison…

Le kireji en fin de premier vers suscite une suspension du souffle et ouvre le champ à moult possibles. Il est comme une apnée en diastole où les poumons, vivifiés d’un air riche en oxygène, se délectent dans l’attente d’une longue et pleine expiration… Celle-ci fourmille dans ce rythme fait de creux et de crêtes, dans cette succession de vagues qui scande les accords les plus inattendus : la métrique joue en effet avec le traditionnel-plus-ou-moins 5/7/5 et porte le tercet - tels rouleaux et lames un surfer avisé… En outre, les notions de Mâ et de fu-eki / ryûko sont à l’honneur.

Or l’essentiel est ailleurs : dans l’art de voir et d’être percé par l’inouï. Le spectacle du monde révèle un double mouvement empreint d’action et de passivité. La lente éclosion du soleil avec sa palette de couleurs, de sons et de flux tactiles encore indistincts et indifférenciés laisse entrevoir le fruit de sa création. Et très vite, dans cette fusion subite de la matière des mots et de l’énergie sémantique qu’ils recouvrent jaillit la lumière. D’elle semble sourdre le mouvement qui  devient couleur. Et le soleil se fait rumeur silencieuse par la horde jaune en mouvement !

L’immobilité sous-jacente du « levant » tient dans sa main de lumière une danse végétale et animale. Le multiple de la fleur se reconnaît et se fond dans la horde canine. Et la couleur primaire, fille d’un ciel sans fond, revient à son origine riche d’un nouveau cortège… 



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Promenade sous les acacias

leur parfum

- déjà l'esprit du miel


               Christian Cosberg



Ici, nulle rêverie ornementale, nulle parodie de pacotille ou fantaisiste évasion ! Le sentier est comme caché par les ailes des oiseaux ; il se révèle par voie détournée. Il ne mène pas là où on l’attend et ne se fait point attendre pour autant !

Le sentier ne va nulle part s’il est vrai que ce no man’s land soit le lieu du tout possible : sente de pur espace ouverte sur l’essence de l’arbre ; ondulation d’une ombre qui révèle la lumière.

Nulle promesse dans la résine du tronc ; nulle pamoison par le suc de la fleur. Les acacias recèlent leur quintessence dans les pas d’un promeneur… L’odeur première se mue en parfum ; le parfum est l’émanation d’une alchimie parfaite avant qu’elle ne soit née…

Ce haïku est ordre et volupté : le premier pour son unité accomplie ; la seconde, dans la célébration des sens et du sens qu’elle donne à voir. Le rythme du poème est, selon les règles prosodiques, naturellement inversé : le deuxième vers avec ses trois syllabes enchâssées est le pivot et le ferment du troisième - inattendu.



© Olivier Walter